Gare aux Chicago Boys!

Liberation.mu, trois ans déjà ! Pourquoi, comment et, bien évidemment, un regard sans détour et sans quiproquo sur l’actualité. Engagé depuis un très jeune âge, militant de premier ordre au sein de plusieurs mouvements, il est également le rédacteur en chef de la plateforme Capital. Entretien atypique avec Rajen Valayden, concepteur de ce projet, qui pense que face à l’arrogance du pouvoir, seule « l’insolence » peut tenir. Ames sensibles s’abstenir !

Entretien réalisé par Sindy Mooneesawmy

Trois ans déjà ! Diriez-vous que Liberation.mu a atteint au cours de ce triennat ses objectifs de départ ou, du moins, en a posé les jalons ?

Aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire de l’humanité, on voit que les idées progressistes ont toujours été avancées par une infime minorité. Leurs messages sont le plus souvent restés inaudibles de par la faiblesse de leur si petite voix. Le temps a vu défiler bien des martyrs, persécutés pour avoir été des visionnaires. Aujourd’hui, c’est toujours une poignée qui se bat contre la tyrannie, l’injustice et les menaces à l’encontre de notre civilisation. Ils peinent à se faire entendre et, malgré le peu de moyens, Liberation.mu entend les aider dans cette quête.

Cette plateforme se veut le point de ralliement des forces progressistes. On veut offrir aux regroupements syndicaux, aux militants ainsi qu’aux organisations non gouvernementales un outil d’interaction, de communication et d’influence qui leur permet d’atteindre une plus grande audience. Les documentations, recherches et archives de ces organisations sont d’une valeur inestimable. Liberation.mu permet de faciliter la numérisation des documents, l’hébergement des archives et le partage d’information. Liberation.mu se veut aussi la mémoire de notre histoire et un véhicule de transmission aux générations futures.

On est très loin de nos objectifs et encore peu satisfait du progrès accompli. C’est beaucoup plus difficile de fédérer les gens de caractère. Certains sont méfiants et d’autres se sont confinés dans un coin confortable et peinent à s’adapter aux méthodes nouvelles. Il y a énormément de contenus qui doivent être protégés, partagés et propagés. Pour reprendre les propos d’Albert Camus, « il faut renoncer à une position de simple spectateur et s’engager ». Liberation.mu s’inscrit précisément dans cette démarche

Qu’en est-il du rôle des autres médias ?

Pour les médias qu’on qualifie de « mainstream », le public est avant tout un ensemble de consommateurs à qui on vend des offres qui, souvent, dépassent l’entendement humain. Ils sont devenus les bergers qui arrivent à canaliser les moutons sur les pentes le plus vertigineuses. Il suffit de constater cette attitude bienveillante à l’égard des pouvoirs politiques et économiques pour comprendre cette vérité si limpide. Les médias ont fait du lobbying leur fonds de commerce. De leurs studios, ces « rienologues » érigés en experts fabriquent l’opinion. A vrai dire, ce n’est pas nouveau. Depuis la monarchie de Juillet, rien n’a changé. Le même refrain, le même modus operandi et on galère toujours. En 1894, l’écrivain français Émile Zola disait qu’avec l’avènement de l’information, les articles de demain seront des « procès-verbaux des reporters ». Aujourd’hui, chez certains médias, on a l’impression que le principal critère d’embauche, c’est l’absence de couilles.

Ce phénomène est présent partout à travers le monde. Les médias que vous croyez indépendants et professionnels ont aussi leur agenda. Pourquoi croyez-vous que la BBC matraque certains pays ou les dirigeants de certains pays plus que d’autres ? Avez-vous déjà vu un reportage de la BBC sur l’impérialisme britannique et sur les motivations qui ont abouti à la création du Pakistan, du royaume saoudien ou encore d’Israël ? Pourquoi Al Jazeera, qui va pourtant enquêter au fin fond du monde sur les maltraitances, ne s’intéresse pas sur le sort des ouvriers étrangers au Qatar ?

Liberation.mu s’adresse à des individus engagés dans le militantisme écologique, politique et, surtout, économique. L’accent sur le militantisme économique est d’une importance capitale car c’est le talon d’Achille du système. Le jour où les masses s’intéresseront de près aux enjeux économiques, ce sera le début du changement.

Quel est votre avis sur la façon dont la crise sanitaire du Covid-19 a été gérée jusqu’ici ?

Les divers évènements à travers le monde nous avaient poussé à réfléchir sur l’éventualité d’une ou des crises qui pourraient s’abattre sur notre territoire. D’où la pertinence de notre dossier publié par Capital en août 2014 décrivant l’urgence de se préparer à affronter des crises multiples de différentes natures. Notre constat était inquiétant et on avait révélé que non seulement l’Etat abdique ses responsabilités, mais il paralyse, au passage, la participation de la population aux choix qui sont faits en matière de prévention et de protection. Il existe une absence totale de procédure consultative et de recueillement des observations publiques qui peuvent éventuellement agir comme catalyseur pour l’engagement des citoyens. La marginalisation, pour des raisons purement partisanes, d’institutions telles que les collectivités locales ou encore des cadres compétents a pesé lourd dans la balance. A force de faire la courbette, les apparatchiks de l’État sont devenus bossus et ce n’est pas en temps de crise qu’ils se mettront debout.

Durant les premiers jours de la présente crise, c’était une véritable cacophonie avec des pannes à plusieurs niveaux. L’information est importante, que ce soit pour permettre un constat honnête, des analyses sérieuses ou la mise en application de solutions. L’élémentaire dans la gestion de crise et la communication qui en découle, c’est la transparence. C’est clair que patauger dans le déni a eu des conséquences graves. Cette crise a bouleversé bien des croyances, comme par exemple que « le ridicule ne tue pas ».

Il faut quand même reconnaitre que ce virus a pris la planète par surprise et, de ce fait, une certaine clémence à l’égard des dirigeants politiques ne serait pas de trop…

On est le seul pays au monde qui s’est permis de dire qu’on était « Covid-19 free ». Le seul pays qui s’est vanté d’avoir su retarder l’arrivée du virus. Le seul pays qui clame dans les médias étrangers avoir réussi à contenir le Covid-19. Des grossièretés sans pareil ! Une insulte aux peuples des pays qui en souffrent. Un manque de considération, d’empathie et d’humanité. Le gouvernement était prévenu du danger ainsi que la situation précaire dans les centres de santé publique. Comment oublier les boutades et moqueries de la part du gouvernement en abordant les questions soulevées au Parlement ? Ce qui s’est passé chez nous dépasse le cadre de l’amateurisme ou du crétinisme ; c’est criminel !

Ce que vous avancez est grave. En quoi ces agissements peuvent-ils être qualifiés de « criminels » ?

D’abord, la criminalité ne se situe pas uniquement dans l’acte, mais aussi dans l’inaction. Au mois de janvier déjà, les experts et scientifiques estimaient à 600 millions le nombres de personnes qui allaient être infectées par le coronavirus. Les nouvelles estimations font état de 70 % de la population mondiale. La question qui se pose est : nos gouvernants, surtout du fait qu’ils ont cette fâcheuse manie de considérer notre île comme le nombril du monde, pensaient-ils vraiment qu’on allait être épargné ? Alors que les autres pays barricadaient leurs frontières, nous étions le seul pays au monde à faire preuve de génie en voulant attirer plus de touristes à coups d’alléchantes promos.

Notre surveillance s’est focalisée sur les pays asiatiques, alors que la contamination est venue de l’Europe. Quand je pense à ce qu’on a fait subir à la famille de cet homme venu pour faire le deuil de son frère, et je pèse mes mots, c’est tout bonnement criminel ! En le qualifiant de patient zéro, le gouvernement a trouvé un paravent pour justifier sa théorie que le virus n’avait fait son entrée sur le sol mauricien qu’à partir du 7 mars. C’est comme si on avançait que le patient zéro était seul à bord de l’avion. Je souhaite que cette famille entame des poursuites contre l’État et contre toutes les personnes qui ont porté atteinte à son intégrité. Ce sera intéressant dans la mesure où les éminences grises du gouvernement seront appelées à déposer des preuves scientifiques et matérielles pour soutenir leurs théories.

Quand je dis que c’est criminel, cela implique aussi les multiples interventions en haut lieu pour accorder des privilèges aux nantis alors que nous subissions une crise méconnue. Pourquoi ne pas publier la liste des passagers, celle des personnes mises en quarantaine, sans oublier le nombre de personnes porteuses du virus ayant bénéficié de traitements de faveur ?

Je trouve criminel qu’un décideur politique ait pris la décision de se faire livrer plusieurs cylindres d’oxygène trois jours avant le confinement, mais qu’il ne s’est point soucié des manquements dans nos hôpitaux ! Je trouve criminel qu’on ouvre les portes d’un hypermarché exclusivement pour la famille d’un ministre alors qu’on matraque une mère de famille partie trouver de la nourriture pour sa famille ! Je trouve criminel que des citoyens éprouvant les symptômes du Covid-19 aient dû se démener pendant des jours pour se faire tester alors que pour les influents, journalistes y compris, un simple coup de fil a suffi. Je trouve criminel qu’on décide de fermer les boulangeries de l’ile, mais que seuls les mandants du Premier ministre se voient livrer, à domicile, leurs pains gratuits par une force policière éreintée. Je trouve criminel que le gouvernement ait, de par son inaction, permis aux divers cartels de prendre en otage les citoyens du pays.

Si le parjure est un délit criminel, comment qualifier les mensonges de nos décideurs qui nous ont juré loyauté et honnêteté ? Réfléchissez-y ! Si en plein couvre-feu, les autorités ont pu dépêcher douze gendarmes pour interpeller et placer en détention une jeune internaute pour ses remarques satiriques, pourquoi rien n’a été fait pour démentir, contrer ou interpeller le Dr Caussy pour ses dénonciations fracassantes qui prennent à contre-pied la version du gouvernement ? La raison est évidente et c’est clair qui sont les menteurs.

Et qu’en pense l’ancien chargé de cours en relations publiques de la communication de crise du gouvernement ?

Soyons honnêtes, c’est une comédie des erreurs shakespearienne ! Pendant toute une semaine, ils ont essayé de trouver le bon cadrage pour le Premier ministre. La communication, en particulier celle de crise, est tout un métier qui nécessite un savoir et une intégration complète dans la gestion du risque opérationnel. Cette habitude de recruter à tour de bras dans les salles de rédaction ne peut que mener vers un désastre. C’est vrai qu’ailleurs dans le monde, on a vu des journalistes émerger comme de véritables stratèges en communication et des bêtes politiques. Mais on ne peut comparer ces cadors aux comiques qui nous servent de conseillers ou de députés. Ce n’est pas évident de gérer une crise d’une telle ampleur avec un bouquet de parvenus et de transfuges qui se croient toujours en campagne électorale. D’ailleurs, ils sont restés dans cette logique vétuste, la poussant à bout avec le soin accordé au profil ethnique dans leur casting. L’heure n’était pas à la division. Il fallait fédérer l’ensemble de la population. Rassurer, innover, guider et produire des résultats réels.

J’observe aussi l’incohérence dans les messages. N’en déplaise au fanclub du Dr Gujadhur, le chouchou de ces vieilles dames amatrices de nouvelles sordides, il a une belle part de responsabilité dans la mauvaise gestion de la crise. C’est bien lui le génie qui arrive à déterminer avec précision le lieu exact de la contamination des victimes, mais qui n’est nullement au courant des manquements chez le personnel soignant. De plus, personne n’a trouvé bizarre que le nom du supermarché où, selon le Dr Gujadhur, la jeune fille de 20 aurait contracté le virus n’ait été communiqué et que les employés concernés n’aient été prévenus et testés. Bref, en termes de communication, difficile de faire pire.

L’indiscipline d’une grande partie de la population a été déconcertante. Comment peut-on inverser ce phénomène ?

La discipline, autant que l’indiscipline, est le résultat d’un cheminement et est étroitement liée à notre identité. Il y va aussi du charisme de nos dirigeants politiques. Si la grande majorité n’éprouve que du mépris pour leurs dirigeants politiques et, par extension, pour leurs béni-oui-oui, il est donc évident qu’ils ne prennent pas au sérieux les directives de l’autorité. Mais cela ne fait pas de nous pour autant un peuple de contestataires. Des gens libres d’esprit, de réflexion qui n’aiment guère se soumettre. En général, on critique sans avoir l’esprit critique et on est moins apte à la remise en question. En 30 ans d’engagement, j’ai vu les difficultés éprouvées par les ONG, les organisations syndicales et les militants à mobiliser la population pour défendre leurs droits sociaux ou acquis. Le Mauricien, en général, n’a ni le goût de l’ordre, ni celui de la clarté. Les politiciens ont tort de tirer sur ces gens, car c’est bien cette « imbécilité » qui les a amenés au pouvoir.

Que faire ? L’État doit faire face à ses responsabilités et favoriser la participation de la population aux choix qui sont faits. La participation citoyenne et l’engagement sont des éléments fédérateurs qui entrainent dans leur sillage la discipline. La religion a été une invention de l’homme qui avait pour but d’instaurer une discipline psychique et physique. Mais la perversion des enseignements religieux a contribué à produire un effet contraire en instaurant un plus grand chaos. L’éducation, la culture et la compréhension de l’histoire sont d’autres moyens d’instaurer la discipline de manière non répressive. Pour la petite histoire, sachez qu’en 1994, en tant que porte-parole des étudiants, j’avais adressé une lettre à Sir Anerood Jugnauth lui demandant d’introduire un service obligatoire comme c’est le cas dans plusieurs pays du Commonwealth. J’avais proposé deux types de service : National Social Service (une formation au sein des ONG et aux premiers secours) et le National Cadet Corps (une formation sous la houlette de la police). Je pensais pouvoir contribuer dans la responsabilisation des jeunes et instaurer la discipline. A cette époque, Sir Anerood Jugnauth nageait en pleine usure du pouvoir et n’avait donné aucune suite à mes propositions. En 2008, je revins à la charge en m’adressant cette fois au ministre Vasant Bunwaree. A la proposition initiale de 1994, j’avais rajouté le fait que les recrutements futurs dans la fonction publiques devraient tenir compte de cette formation. L’ami de Teeren Appasamy et des ‘bookies’ n’avait même pas daigné me répondre. Je suis certain qu’il y a des centaines de propositions valides émises par des citoyens et qui ont fini entassées dans des placards. D’où ma réflexion que c’est la volonté politique qui fait défaut.

Quel est votre avis sur la stratégie du gouvernement qui pense qu’il faut protéger le système bancaire et financier ?

On vit dans un monde qui croit que l’unique moyen de combattre la pauvreté, c’est de financer les riches pour qu’ils puissent donner des miettes aux pauvres. Un monde bourré de paradoxes où, à chaque crise, c’est le même refrain, comme si le but de l’existence humaine est de satisfaire les besoins des puissants. Sans oublier certains médias qui vont nous dresser un tableau apocalyptique pour faire croire que si les banques tombent, c’est la fin du monde.

Prenons l’exemple de la Mauritius Commercial Bank (MCB), ce mastodonte infaillible selon certains et, surtout, intouchable. En 2008, on subissait des crises multiples et la profitabilité de la MCB était d’environ Rs 3,8 milliards. Dix ans après, elle est à presque Rs 9 milliards. Durant cette période, la classe moyenne a connu un déclin considérable avec une hausse substantielle du taux de chômage et la précarité de l’emploi s’est accentuée. Il suffit de voir les chiffres et cette liste éblouissante de commissions que la Banque ne cesse d’accumuler. Imaginez un instant : vous livrez des tomates que vous cultivez dans votre potager à une supérette du coin qui se charge de les vendre. Pourquoi la banque prélève un pourcentage sur la transaction alors qu’elle n’a nullement participé à la production, et encore moins encouru les risques liés à la vente de vos tomates ? Pire encore, ces types de transactions permettent à la banque de faire des économies substantielles en termes de ressources humaines, logistiques et financières. Pourtant, cette banque multiplie les discours sur l’inclusion, l’économie durable et solidaire, et ne rate jamais l’occasion de mettre en avant son pseudo-engagement citoyen.

Au tout début du confinement, le gouvernement a été très clair dans ses intentions : il allait tout faire pour protéger les banques ainsi que le système financier. Quasiment toutes les propositions et les articles de presse qui ont suivi sont allés dans le même sens, avec cette pulsion freudienne d’aiguiller les paramètres financiers pour colmater les socles déchiquetés de l’économie réelle. Ce sophisme libéral est une menace à prendre très au sérieux. Gare aux Chicago Boys ! La vie de vos enfants est trop importante pour que vous la laissiez entre les mains d’économistes, de financiers et de banquiers. Le problème avec les économistes libéraux, c’est qu’ils sont des platistes insensibles qui croient que la terre est plate et la vie humaine une ligne droite.

Quels sont les enjeux économiques liés à cette crise ?

La plus grande bêtise est de croire que tout allait bien avant la crise sanitaire. Il est évident que les penseurs, lobbyistes et médias libéraux ont trouvé le parfait bouc émissaire. A nous de constater que cette crise sanitaire a permis de mettre à nu les failles du système capitaliste financier et son idéologie libérale. Cette crise est atypique avec une multitude de répercussions dont on ne peut, à ce stade, déterminer l’ampleur. Mais l’avènement du Covid-19 soulève plusieurs interrogations d’ordre humain et civilisationnel. La question brûlante à mon avis, c’est la pertinence de l’économie dans la vie humaine. Est-ce que l’économie est-elle au service de l’humain ou sommes-nous ses esclaves ? Dans la réponse à cette question se trouve l’avenir de notre civilisation.

Est-ce que la philosophie est suffisante pour nous éclairer ?

Milton Friedman l'alchimiste du néolibéralisme
Milton Friedman l’alchimiste du néolibéralisme

Certainement pas , mais la compréhension de l’histoire peut nous aider à avancer. Le progrès, c’est avant tout ne pas répéter les erreurs du passé. Les crises nous offrent l’opportunité de nous ressaisir. Mais encore faut-il avoir l’humilité de reconnaître nos erreurs et la lucidité pour y remédier. L’épicentre de cette catastrophe économique se trouve au cœur du dispositif capitalisme libéral. Le colloque Walter Lippmann tenu à Paris 1938 est considéré comme la première étape de l’insémination du libéralisme 2.0. Participant à ce rassemblement, Louis Baudin, professeur d’économie à la Sorbonne, proposait que soit adopté le mot « individualisme » au lieu du mot « libéralisme ». Voilà qui est lourd de sens car hormis la spéculation, la corruption, l’exploitation et la pauvreté, le capitalisme libéral repose principalement sur l’individualisme. En poussant l’individualisme par le biais des diverses lois régissant le travail et les théories les plus farfelues véhiculées par « les gourous du management », ils ont réussi à désolidariser la classe des travailleurs. Les contrats à durée déterminée ont fragilisé le mouvement syndical. Les tristes évènements chez France Telecom de 2006 à 2010 symbolisent cette machine à broyer qu’est la pensée libérale. La seule chose qui compte pour le capitalisme libéral, c’est la croissance à tout prix.

Neuf ans après le colloque de Paris, soit le 1er avril 1947, Friedrich Hayek organisait une conférence dans le petit village suisse de Mont-Pèlerin. Parmi les 36 participants à cet évènement se trouvait Milton Friedman et, au 10e jour, ce fut la consécration de l’église du libéralisme qui aura pour nom « La Société du Mont-Pèlerin ». Les missionnaires du libéralisme ont grandement influencé le cours de notre histoire. Ils sont omniprésents dans le système, faisant écho à leurs pensées et usant de leur influence auprès des médias pour aiguiller l’opinion publique. Tous leurs actes découlent d’une philosophie qui a noirci le monde. Donc, en toute logique, c’est à cette philosophie qu’il faut s’attaquer. La rencontre des membres de La Société du Mont-Pèlerin prévue pour le 5 septembre 2020 à Oslo promet d’être très animée avec des idées encore farfelues.

Et concrètement, ça veut dire quoi ?

William Beveridge – le père de l’État-Providence

Le plus grand héritage légué par l’empire britannique est sans aucun doute « l’État-providence », cette trouvaille de William Beveridge à qui, au lendemain de la victoire des alliés lors de la Seconde Guerre mondiale, Londres avait confié la tâche de donner la réplique à la lutte des classes. Beveridge proposa une refonte de l’architecture sociale en tenant compte des cinq défis (Pauvreté, Maladie, Ignorance, Insalubrité et Chômage) à surmonter afin de garder les citoyens à l’abri du besoin et de les protéger « du berceau à la tombe ». William Beveridge se démarqua des autres systèmes d’assistance publique en introduisant une couverture pour tout le monde (universalité) ; une aide identique pour tous (uniformité) et une administration gestionnaire unique (unicité).

Imaginez donc un instant que si les disciples de Milton Friedman avaient réussi à démanteler l’État-providence, quelles auraient été les conséquences au cours de ces dernières semaines ? Un pays où les citoyens auraient été dépourvus de soins, de pension et d’assistance. Un pays comme les États-Unis d’Amérique où, même à moins zéro, le pétrole a plus de valeur que la vie humaine.

Voyez comment les cinq champs d’intervention identifiés par Beveridge, auxquels il faut rajouter « Insécurité », sont devenus des pôles d’affaires pour le secteur privé. Concrètement, il faut reconnaître que seul l’État peut garantir le bien-être du citoyen et il faut faire preuve de vigilance pour éviter que, sous prétexte d’une quelconque urgence économique, l’on s’attaque aux acquis sociaux.

Selon la doctrine du libéralisme, l’intervention de l’État dans les affaires est un sacrilège. Pourtant, à chaque crise, les lobbies libéraux insistent pour que l’État les tire d’affaire à coup de milliards. Ce sont eux qui dictent les lois, qui décident du fonctionnement de nos institutions et ce sont eux qui prêchent le laissez-faire et l’efficience. J’insiste sur le fait que si c’est à l’État de prendre des actions, il faut qu’il devienne l’actionnaire de ces entreprises. Et si cette tâche est confiée à la SIC (State Investment Corporation), il faudra s’assurer de l’intégrité des personnes qui en auront la charge.

Pour finir comme Air Mauritius ?

Permettez-moi de vous rappeler que tous ceux et celles que le secteur privé considère comme des lumières ont siégé sur le conseil d’administration d’Air Mauritius. Ils ont leurs parts de responsabilité d’une manière ou d’une autre dans la mise à mort de notre compagnie nationale. Ils consentent à des décisions qu’ils n’auraient jamais approuvées au sein de leurs sociétés respectives. Hormis la vampirisation et les abus par le copinage des politiciens, les entreprises d’État restent des vaches à lait pour le privé. Au nom de l’emploi, on nous fait subir des caprices, voire des vices inimaginables. Si on juge que le secteur public est corrompu, qui en sont les corrupteurs ? Ils sont nombreux à souffrir des réflexes coloniaux et croient que tout est rose chez les blancs.

On risque de vous traiter de raciste…

Cette crise sanitaire nous enseigne que seule la race humaine existe et c’est pourquoi je propose une économie humaine. Il ne s’agit pas de greffer un cœur, ni de moraliser l’économie existante ou encore moins, de lui inculquer une dose de catholicisme. Justement, l’heure est aussi à la confession du Vatican, complice de la colonisation et grand croyant dans le capitalisme libéral. La seule issue possible, c’est de retourner en arrière, pour retrouver nos repères et réparer les socles sur lesquels repose notre civilisation.

Qu’en est-il de la responsabilité de nos institutions ?

Ils me font penser à une citation de Topaze (personnage de Marcel Pagnol) : « On dirait qu’ils ne servent qu’à lancer la foule sur une fausse piste ». Chacune de nos institutions, que ce soit la Commission Anti-Corruption (ICAC), la Commission régissant la Compétition (CCM), la Financial Services Commission (FSC) ou d’autres encore, opère dans le cadre de lois qui ressemblent à des passoires. Quand les lois sont bien ficelées, on se retrouve avec des exemptions, comme dans le cas des permis environnementaux (EIA) pour les projets les plus polluants. Les lois et les institutions existent pour se donner bonne conscience et montrant un semblant de gouvernance. Il suffit d’enquêter sur ces firmes qui ont participé à la rédaction de ces lois pour comprendre cette mascarade.

Depuis le mois de janvier, on assiste aux interventions de nos élus sur le programme gouvernemental. Dans pas moins de trois discours, mention a été faite des abus dans les allocations du Stimulus Package durant la période 2008 à 2010. A ce jour, aucune enquête n’a été faite pour comprendre les dessous de ces transactions. Quel a été le rôle des cadres de la firme BDO ? Comment se fait-il que plusieurs bénéficiaires de ces fonds se soient volatilisés ? Certaines de ces institutions ont subi un rebranding mais les acteurs de la saison 2010 sont toujours en scène. A qui va-t-on confier la distribution des milliards ? Les béni-oui-oui de la fonction publique, les banques, les lobbies, les institutions ou les firmes telles que BDO, PwC ?

Comment se portent vos amis à gauche ?

Sans aucun doute, Ils doivent être malheureux d’avoir eu raison. La raison pour laquelle je m’attarde sur le colloque de Paris et l’incubation de La Société du Mont-Pèlerin, c’est précisément l’attention que l’on doit accorder à l’instrumentalisation de « l’individualisme » par les penseurs libéraux. Les années 80 ont été fatales pour la gauche, le socialisme et « la lutte des classes ». La gauche a été vaincue non par les adversaires de l’autre rive, mais par ce peuple qu’elle défend. Ce peuple n’existe plus. Il s’est converti en une société d’individus qui ne se manifestent que par intérêt. Une société marchande où comme dit le rappeur Medine Zaouiche, « Tout s’achète, tout se vend, personne n’est innocent ».

Alexis de Tocqueville a eu tort de croire que la pluralité des médias annonçait l’avènement d’un avenir meilleur et contribuerait à réduire l’individualisme. Bien au contraire, les médias ont été un des vecteurs de la propagation du virus de « l’individualisme » et ont été d’un apport considérable dans la réussite du capitalisme libéral.

Pourquoi la gauche n’a pas su réagir ?

La gauche est coincée, vaincue par le populisme. Avec un discours figé, des actions symboliques et des cadres vieillissants, la gauche a perdu, à jamais, son éclat d’antan. La gauche d’aujourd’hui, du moins ce qu’il en reste, n’est nullement préoccupée par l’exercice du pouvoir et beaucoup de camarades s’éternisent sur l’articulation entre théorie et pratique. La gauche  se concentre sur des revendications spécifiques, la reconstruction des communautés et pratique à fond l’entrisme en faisant avancer ses idées par ceux qui sont les plus aptes à se faire élire par les citoyens.

Essayez d’envoyer ce SMS à vos amis : « Les vérités universelles ne sont que platitudes relevant d’un lexique figé, faisant simplement partie de la rhétorique de nos lexiques historiquement contingents », et je vous jure qu’ils vous répondront par « wtf » ou « lol ». L’instruction des 30 dernières années a fini par anesthésier nos neurones, nous a programmés à nous taire et à consommer sans réfléchir. Au bout de cette période, nous nous retrouvons avec une population majoritairement inculte, ignorante, individualiste et, pire, fière de l’être.

Est-ce que la gauche détient les solutions aux problèmes économiques d’aujourd’hui ?

On en est à un stade de décomposition avancée de l’humanité où les crises sont multiples et de différentes natures. La crise est écologique, sociale, culturelle, civilisationnelle… Mais celle dont on se soucie le plus, c’est la crise économique. Pourtant, on sait non seulement que notre conduite économique est responsable de cette situation, mais aussi que l’économie ne pourra exister sans résolution des autres crises. Depuis des décennies, on sait que l’hystérie pour la croissance nous rapproche de notre fin et pourtant, on accélère sans cesse, croyant pouvoir tout dompter. Face aux premiers symptômes des crises, on a inventé un terme, « mitigation ». Concrètement, cela veut simplement dire que si on rase toute une région, on pourra atténuer les répercussions écologiques en plantant quelques arbres ici et là. Ou, si une entreprise réalise des profits mirobolants en polluant l’environnement, en exploitant ses employés et en soudoyant le pouvoir, elle peut toujours s’acheter bonne conscience en faisant de la charité. Cela s’appelle CSR (Corporate Social Responsibility).

La solution idéale à la crise économique, c’est de tout remettre à plat. Mais cela révèle de l’utopie car on ne peut reconstruire un train qui roule à toute vitesse avec, à son bord, des passagers prêts à vous égorger si osez penser à freiner. La gauche ou tout autre mouvement progressiste ne peut vous prescrire des solutions alternatives garantissant les résultats que vous avez connus. La solution n’est ni à droite, ni à gauche ; elle est au plus profond de nous tous.

On semble miser beaucoup sur l’économie solidaire de nos jours…

Depuis quelque temps, des regroupements à travers le monde essayent de développer différentes formes entrepreneuriales collectives autour des activités comme le tourisme solidaire, l’agriculture durable et les services de proximité, entre autres. Il y a aussi une conscientisation qui a débouché sur la mise en place des réseaux d’échange de savoir et une demande pour la finance éthique. La définition que j’accorde à la solidarité dans une économie humaine est tout à fait différente. Prenons l’exemple de nos centres d’appels. Notre avantage concurrentiel repose sur le faible coût de la main-d’œuvre. Ce qui relève de l’exploitation de la précarité. Depuis novembre 2019, on savait que ce secteur allait faire face à une crise avec la migration de plusieurs activités vers Madagascar où les coûts sont encore plus faibles. Un jour, de Madagascar, ils iront ailleurs, uniquement dans le but de ne pas payer le prix du travail à sa juste valeur. C’est inhumain de qualifier ce secteur de porteur. Notre solidarité doit aussi être envers ceux qui ont perdu leur emploi en France, en Europe ou ailleurs dans le monde. Nos pensées et notre solidarité doivent aller, en tant qu’humains, au-delà de nos frontières.

Et quel regard portez-vous sur vos amis au pouvoir ?

J’ai connu certains depuis le lycée, d’autres à l’université ou lors de mouvements de contestation. Mais ils avaient tous la particularité d’être des militants bérengistes et je prenais un malin plaisir à les taquiner. Parfois le ton montait, mais nous étions unanimes sur le monde que nous voulions construire. Vingt ans après, ils ont enfin réalisé l’imposture de Bérenger et ont cru rectifier le tir en suivant, cette fois-ci, Pravind Jugnauth qu’ils veulent transformer en « Macron ». Quel gâchis ! Aujourd’hui, ils incarnent tout ce qu’ils avaient toujours dénoncé et osent s’étonner de mon comportement envers eux. L’appartenance des gens à des organisations religieuses, des sociétés secrètes ou des clubs bling-bling m’est complètement égale. C’est un droit légitime que je défendrai s’il le faut. Mais je n’accepterai jamais que ces affinités n’entravent les droits et le bien-être des citoyens honnêtes.

Et si vous deviez les conseiller ?

Je souhaite que ces amis se ressaisissent et renoncent à leurs intentions de pousser à bout cette politique libérale qui va sceller le sort de nos enfants. Qu’ils s’abstiennent de donner suite aux plans de privatisation des biens publics. Qu’ils arrêtent de copier les mauvaises formules des faux républicains et cessent de croire que tous ceux portant le tablier sont des lumières. Qu’ils prennent des décisions qui rendront fières les générations futures. Inspirez-vous de ces économistes repentis qui ont vu de près les dégâts que peut causer le libéralisme. Agissez en hommes d’État et ne réduisez surtout pas l’État à la définition de Schopenhauer. Un pays comme le nôtre ne peut avoir des SDF ou des enfants qui trainent les rues. Il ne peut y avoir de compromis sur la sauvegarde de notre environnement. Souvenez-vous, on n’a pas attendu la confession d’Alan Greenspan pour savoir que l’autoréglementation des marchés était du bluff. L’économie est composée de la matière grise, de la sueur et du sang de nos citoyens. Ne la réduisez pas à l’offre et la demande. Ne négligez pas les PME, car elles sont créatrices d’emploi et de valeur. L’économie informelle fait partie de notre paysage et elle nous a été salutaire à plus d’un titre. Elle agit comme des anticorps et la tuer nous rendra vulnérables. La paupérisation de la classe moyenne aura des effets irréversibles. Les pauvres ont besoin d’opportunités et non de la charité. Ne vous fiez pas à ces pseudo-experts de ces firmes dont les noms contiennent les alphabets B.D.O.P.W.C.E.Y.K.P.M.G.

Vous avez rendez-vous avec l’histoire et en vous assurant que la prochaine distribution des ressources organisée par les appareils d’État ne soit pas, une fois de plus, en faveur des oligarques, vous aurez complété votre manumission (Ndlr : affranchissement). Et surtout, rappelez à vos collègues que le pouvoir ne dure que le temps passé au pouvoir.

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