Selon un rapport de la Banque Mondiale actualisé en mars 2018, les inégalités à l’île Maurice s’aggravent et l’érosion de la classe moyenne et le risque de la voir basculer dans la pauvreté est bien réel. Si, la paupérisation de la classe moyenne est un phénomène qui suscite de vives inquiétudes ailleurs dans le monde, chez nous, c’est un sujet ou le moindre débat est vite décrit comme un sacrilège ou encore balayé comme une machination politique à l’encontre du régime du jour. Profanons quand même !
Définition énigmatique
Accordons-nous, d’abord sur la définition de la classe moyenne. Déjà, il faut souligner qu’il y a ceux qui nient l’existence d’une « classe moyenne », d’autres perdus dans la définition des bornes de cette classe. Mais d’un point de vue général, le concept de « classe moyenne » correspond à l’émergence d’une catégorie de la population ni riche ni pauvre, notamment, ouvriers, employés, agriculteurs, cadres intermédiaires, techniciens, fonctionnaires, etc. Nous pouvons aussi définir la classe moyenne comme une partie de la population gagnant un salaire satisfaisant à la fin du mois, dépensant un pourcentage de ce budget pour ses besoins mensuels mais capable aussi de dépenser dans les loisirs et enfin épargner un strict minimum. L’OCDE, quant à elle, définit la classe moyenne comme “les ménages gagnant entre 75 % et 200 % du revenu national median”. Si l’on se fie à cette définition et le ‘Household Budget Survey’ de Statistics Mauritius, environ 53% des ménages à Maurice étaient issus de la classe moyenne en 2017.
Importance capitale
A travers le monde, la classe moyenne joue un rôle économique et social déterminant, puisqu’elle représente un moteur de croissance et de prospérité. Elle est un des principaux leviers de la consommation et de l’accumulation de capital. Elle contribue, par exemple, largement à l’investissement dans le logement, l’éducation ou encore la santé. Par conséquent, elle demeure un facteur fondamental pour le développement de l’entrepreneuriat et l’innovation.
Même en Afrique, où l’essor des classes moyennes est resté limité, leur progression est cependant sensible et contribue à une hausse de la consommation intérieure dans de nombreux pays. Les ventes de réfrigérateurs, de télévisions, de téléphones portables, de deux-roues et d’automobiles ont, en effet, explosé dans pratiquement tous les pays d’Afrique ces dernières années.
Croissance des inégalités
Le militant de l’économie Marie-Henri Beyl, plus connu comme Stendhal, disait déjà au 18ème siècle, « La société étant divisée par tranches, comme un bambou, la grande affaire d’un homme est de monter dans la classe supérieure à la sienne et tout l’effort de cette classe est de l’empêcher de monter ». Ce qui illustre parfaitement la position de la classe moyenne : elle parvient difficilement, et de plus en plus, à accéder à « l’étage » supérieur. Les richesses des riches s’accentuent, tandis que la classe moyenne, se vit comme en déclin. Au point de croire que la paupérisation dépasse le cadre d’un spectre. Ils sont plusieurs les analystes économiques et politiques, issus de la droite comme de la gauche, à dénoncer l’étranglement par la fiscalité que subit cette classe moyenne, qui est d’autant plus exclue des aides sociales. D’ailleurs, dans un rapport publié en mai 2019, l’OCDE dénote un rétrécissement de la classe moyenne au cours des trente dernières années dans les pays développés. Depuis le milieu des années 80, le coût des biens et services essentiels au mode de vie de la classe moyenne a progressé plus rapidement que l’augmentation de leurs revenus, engendrant ainsi un surendettement pour de nombreux ménages. Par ailleurs, les nouvelles organisations du travail conjuguées à l’automatisation contribuent à la précarisation croissante de la classe moyenne.
Précarité intégrée
En effet, la précarité est devenue partie intégrante dans le mécanisme de l’emploi et la classe moyenne se retrouve sous une pression permanente. Avec une favorisation à outrance des Contrats à Durée Déterminée (CDD) et le transfert direct des menaces sur l’entreprise vers les employés, on assiste à une dégradation constante des conditions d’emploi et c’est ce qui, au passage, occasionne une réduction des marges de manoeuvre et les degrés de liberté offerts aux ménages. Avec cette réduction silencieuse et sournoise, c’est l’espace vital qui se rétrécit. Même durant les crises qu’il a occasionnées, le capitalisme trouve moyen d’imposer des sacrifices, pour son plus grand profit. Dans une configuration où les rapports de forces sont basés, non pas, sur le nombre mais sur l’influence des élites économiques, la classe moyenne est celle qui prend en charge l’essentiel des sacrifices.
Une Ile Maurice inégalitaire
L’île Maurice ne fait pas exception. En effet, chez nous aussi, il existe un lien très fort entre la classe moyenne et l’état de notre économie. Impossible d’ailleurs de concevoir la croissance sans la classe moyenne. C’est justement la classe moyenne qui représente le plus fort pourcentage de consommateurs qui de surcroît est devenue plus dépensière. La théorie de l’offre et de la demande repose d’ailleurs sur les besoins de consommation de cette classe moyenne. Et les nouveaux produits et services naissent dans le sillage des besoins grandissants de cette catégorie sociale. Cette demande venant de la classe moyenne fait accélérer la productivité et amène le développement économique. Les profits et les revenus provenant de la taxe se capitalisent aujourd’hui par milliards et sans tomber dans le délire, c’est une vérité absolue de dire que notre classe moyenne est grandement responsable de la création de la richesse nationale. La classe moyenne mauricienne reste la classe la plus endettée de la société. Chaque aboutissement, la construction d’une maison, l’achat d’une voiture, entreprendre des études, ne peut se faire qu’en s’endettant auprès des banques ou autres institutions financières. Des dettes qui enchaînent la classe moyenne, éliminant au passage toute possibilité d’épargne.
Bien que depuis les deux dernières décennies, les grilles salariales ont sensiblement évolué et que nous avons témoigné d’un certain élargissement de la classe moyenne à Maurice, il est aussi vrai de dire que les inégalités se sont multipliées de façon disproportionnée creusant davantage un fossé déjà profond. Il aura suffi de quelques années pour que les disparités entres salaires rendent caducs les progrès accomplis durant les derniers 20 ans. En 2012, le African Progress Panel nous révélait que l’ensemble des pays africains (Ile Maurice y compris) sont plus inégalitaires que la Chine. Aux dires d’un ancien gouverneur de la Banque centrale, c’est aberrant qu’au sein d’une même entreprise le plus haut gradé touche 200 fois plus que celui au bas de l’échelle.
Parodie de la méritocratie
Depuis notre indépendance en 1968, les régimes successifs se sont hissés au pouvoir en promettant au peuple de mettre fin à ce partage profondément injuste et inégalitaire des richesses. Après presque un demi-siècle, la naissance reste plus que tout le déterminant social absolu. Comme quoi les chansons engagées des années 70 n’ont rien perdu en pertinence. Une époque durant laquelle, la classe moyenne avait fondé son espoir pour un avenir meilleur en investissant dans l’éducation de leurs enfants. Aujourd’hui, une grande partie de la classe moyenne est très bien éduquée et peut sans complexe se mesurer au parcours des élites. Mais en dépit de sa capacité, le cadre issu de la classe moyenne se heurte à ce plafond de verre omniprésent dans une économie oligarchisée et un État otage de considérations obscures. À defaut de ne pouvoir jouir d’une méritocratie vivante et dans un pays où l’accumulation patrimoniale est quasi impossible, où les perspectives d’avenir se rétrécissent, les jeunes affichent ouvertement leur envie de partir vers d’autres horizons. Cela alors que le pays fait face à l’épineux problème du vieillissement de sa population active et que sa classe moyenne, éprouve la seule volonté de défendre à tout prix l’existant.
Emancipation illusoire
Notre classe moyenne est prise en tenaille entre son aspiration à la modernité urbaine et l’individualisme. Tout comme dans d’autres pays, elle a succombé aux charmes des vastes projets immobiliers qui ressemblent à une ghettoïsation de la classe moyenne, loin des enclaves huppées des élites économiques. Dans la majorité des cas, ce besoin de rehaussement est poussé par l’individualisme qui a pour conséquence une désolidarisation de la classe moyenne. D’où des changements structurels de comportements, comme par exemple, le besoin d’entretenir un réseau autour d’actions sociales, religieuses, philanthropiques ou confrériques. Cette obsession de se faire accepter par ce nouvel environnement provoque une dislocation profonde au sein de la classe moyenne. Loin de l’objectif de départ d’émancipation, l’individu se retrouve égaré, surendetté et enclavé dans un système oppressant. Le réveil brutal de notre classe moyenne se fera le jour où l’on constatera qu’on ne peut plus payer sa maison, les assurances maladies et que le paiement des pensions de notre population vieillissante ne pourra plus être honoré. Peut-être qu’on réalisera enfin qu’entre rêve et illusion, il y a la réalité.
D’ailleurs, la montée des partis populistes dans les pays développés, le mouvement des gilets jaunes en France, ou encore les récents soulèvements dans les pays de l’Amérique latine ne sont-ils pas l’expression du ras-le-bol d’une classe moyenne en quête d’une reconnaissance sociale accrue et d’un avenir meilleur au sein d’un système visiblement structuré au profit des élites?
La classe moyenne et la crise de 2006
Raghuram Rajan (2010), Atif Mian et Amir Sufi, dans leur l’ouvrage House of Debt (2014), confirment que la plupart des études qui ont cherché à déterminer les causes macro-économiques de la Grande Récession aux Etats-Unis se sont attardées sur le comportement des classes moyennes : leur taux d’épargne a diminué avant la crise, avant d’exploser lors de celle-ci. D’un côté, plusieurs auteurs ont en effet suggéré que le creusement des inégalités pourrait avoir joué un rôle déterminant dans l’accumulation des déséquilibres qui ont conduit à la crise du crédit subprime, puis à la Grande Récession.
Les classes moyennes et populaires auraient réagi à la stagnation de leur revenu réel en s’endettant davantage, notamment pour acquérir leur logement, tandis que les plus riches voyaient leurs revenus croître rapidement ; d’une certaine manière, l’épargne de ces derniers fut prêtée aux premiers. Les données empiriques confortent une telle interprétation : les 10 % des ménages les plus riches possédaient 46 % du revenu en 2007, contre 33 % en 1982 ; entre 2000 et 2007, la dette des ménages passait de 90 % du revenu disponible à 126 % alors que les revenus médians stagnèrent. La hausse résultante des prix d’actifs ont alors incité les classes moyennes à s’endetter davantage. Par contre, les prix immobiliers s’effondrèrent à partir de 2006, rendant insoutenable l’endettement des classes moyennes et populaires ; ces dernières ont alors cherché à se désendetter, si bien qu’elles réduisirent leur consommation. Les taux d’épargne ont alors regrimpé, faisant basculer les Etats-Unis, puis l’économie mondiale, dans la récession.
Au-delà de l’économie
Dans d’autres analyses de Raguram Rajan, on observe l’emphase sur le creusement des inégalités aux États-Unis. Selon lui, ce creusement est dû à l’accélération du progrès technologique et à l’insuffisance de l’éducation face aux nouvelles exigences de connaissance. De ce fait, les classes moyennes n’arrivent pas à suivre ; seule une élite ultra-privilégiée, et ultra-payée, a accès au fonctionnement du système. La croissance des trentes glorieuses, à la fois reconstruction et développement technique, qui a permis un grand progrès des niveaux de vie de la classe moyenne, n’est plus possible dans les pays riches, face à la concurrence des pays à bas salaires alimentés en capital et techniques par un capitalisme et des élites internationalisés. Les inégalités, temporairement réduites de 1900 à 1980, à l’échelle des pays-nations ne peuvent que repartir à la hausse car elles se créent sur une échelle mondiale dont le bas est en centaines d’euros et le haut dans les 3 à 5 dizaines de milliers d’euros.