Qu’elles soient du Sud ou du Nord, les femmes subissent le changement climatique ou les injonctions qui en découlent. C’est à se demander si féminisme et écologie sont compatibles.
Il m’arrive quelques fois, quand je suis en train de fabriquer mon déodorant, de la poudre pour le lave-vaisselle ou bien de la brioche, de vivre une sorte d’expérience extracorporelle très ambivalente. Produire moi-même toutes ces choses que je pourrais acheter toutes faites à moins de cinq minutes à pied de chez moi me procure à la fois une intense satisfaction de type «C’est moi qui l’ai fait, et en plus c’est complètement écolo! Fuck le capitalisme!» suivie d’une vertigineuse remise en question de mon engagement féministe.
Comment puis-je être là, courbée et suante dans ma cuisine, à pétrir de la pâte, à mesurer du percarbonate de soude ou à faire fondre de la cire d’abeille, tandis que l’homme avec qui je vis depuis plusieurs années est vautré sur le canapé devant une série, parce que le sort de la planète me préoccupe davantage que lui?
Comment se fait-il que je passe des heures à décrypter les étiquettes des gels douche et du miel, à comparer leur prix au litre, à racheter de l’huile essentielle de menthe poivrée –le tout sur trois sites différents– alors que ces produits, nous serons deux à les consommer?
Je pense aussi à mes amies féministes qui pourraient tout aussi bien acheter leurs compotes, leurs yaourts et leurs petits pots en supermarché, mais qui passent des heures à écumer le net pour trouver des recettes, et davantage en cuisine pour les préparer elles-mêmes, parce qu’au moins, «je sais ce qu’il y a dedans et c’est meilleur pour la planète».
Ai-je –avons-nous– trahi les féministes qui se sont battues pour que les femmes puissent sortir de la sphère privée, se libérer d’un travail reproductif non rémunéré, aliénant et accéder au marché du travail? Le féminisme est-il soluble dans l’écologie?
Les enjeux environnementaux
D’après une étude menée en 2015 par le Pew Research Center dans onze pays dits développés (parmi lesquels l’Allemagne, la Corée du Sud, les États-Unis ou encore le Canada), les femmes sont plus préoccupées et se sentent plus directement concernées par le changement climatique; elles sont inquiètes que ces bouleversements leur nuisent personnellement.
En France, aux dernières élections européennes, deux fois plus de femmes (17%) que d’hommes (9%) ont voté EELV. En 2018, une étude américaine indiquait que les comportements écolos, comme «aller à l’épicerie avec un sac en toile réutilisable plutôt qu’utiliser des sacs en plastique» étaient perçus comme «féminins».
Si les femmes semblent plus sensibles que les hommes aux problématiques environnementales, ce n’est pas parce qu’elles sont nées avec un gène vert. L’empathie, par exemple, n’est pas une caractéristique biologique innée et spécifique aux femmes nées avec deux chromosomes X, mais relève de la socialisation des petites filles.
En somme, elle n’est pas liée au sexe, mais au genre. Le travail du care, traditionnellement assigné aux femmes –qu’il soit rémunéré (puéricultrice, aides-soignantes, auxiliaires de vie…) ou non (garder les enfants, s’occuper de ses parents âgés…)– requiert des qualités dites féminines qui le sont uniquement parce que la société en a décidé ainsi.
En ce qui concerne la protection de l’environnement ou la préservation des ressources naturelles, ce n’est pas que les femmes sont naturellement plus proches de la nature, c’est d’abord qu’elles ont été éduquées différemment des hommes, mais aussi parce qu’elles sont les premières à pâtir du changement climatique et de la destruction des écosystèmes.
En première ligne
Depuis quelques années, l’écoféminisme revient sur le devant de la scène. Baptisé ainsi par l’autrice et philosophe française Françoise d’Eaubonne dans Le féminisme ou la mort en 1974, Rachel Carson, biologiste américaine, l’avait conceptualisé dix ans auparavant dans son best seller Printemps silencieux. À l’époque d’ailleurs, –comme aujourd’hui la jeune militante Greta Thunberg– on la traite de «femelle hystérique» et d’écolo «fanatique».
L’écoféminisme tisse des liens entre l’oppression de la nature et celle des femmes, toutes deux exploitées et soumises par le patriarcat et le capitalisme. Cette double éthique revêt plusieurs formes à travers le monde: mouvement des femmes semencières dans le Sud, antinucléaires dans le Nord, spiritualistes, matérialistes, antispécistes…
Concrètement, l’écoféminisme milite pour la réhabilitation de la place des femmes dans la société, la réappropriation de leur corps, de leur travail et la préservation de la nature. En 1992, la troisième Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement organisée à Rio de Janeiro adopte un texte dont voici le principe n°20: «Les femmes ont un rôle vital dans la gestion de l’environnement et le développement. Leur pleine participation est donc essentielle à la réalisation d’un développement durable.»
Dans les pays en développement, ce sont les femmes qui subissent de plein fouet les conséquences du changement climatique. En cas de catastrophe naturelle, «les décès chez les femmes sont jusqu’à quatorze fois plus élevés», relève Médiaterre.
D’après le Programme des Nations unies pour l’environnement, parmi les 200.000 mort·e·s du tsunami de 2004 dans l’océan indien, 80% des victimes en Indonésie étaient des femmes, 73% en Inde et 65% au Sri Lanka. Tandis que les hommes se trouvaient en ville pour travailler, les femmes, elles, étaient restées en zone rurale «pour s’occuper de leur famille ou gagner leur vie, souvent en déchargeant les bateaux de pêche». Des femmes dont «peu savaient nager ou pouvaient grimper aux arbres pour échapper à la montée des eaux».
?Les femmes, premières victimes du dérèglement climatique ?
On parle d'#écoféminisme avec #NadiaDaam. #28min?REPLAY ➡️ https://t.co/TIJtKkoVfS pic.twitter.com/Qy9bmCBLwO
— 28 minutes (@28minutes) March 15, 2019
Autre exemple, la pollution liée aux déchets électroniques (triés en majorité par des femmes et des enfants) ou le déversement de substances toxiques dans les cours d’eau, qui ont un impact sur la santé reproductive des femmes, mais aussi sur la santé de leur famille, dont elles devront s’occuper.
Ce sont elles aussi, les travailleuses précaires de l’agriculture, la main-d’œuvre pas chère que la révolution verte a ignorées. Sans accès aux machines, aux formations, aux prêts ou aux intrants, leurs exploitations sont plus modestes que celles des hommes, et elles dépendent plus qu’eux des ressources naturelles.
Ce sont toujours les femmes qui parcourent des distances de plus en plus grandes, à cause des sécheresses à répétition et de la déforestation, pour aller chercher l’eau ou le bois nécessaires au foyer. Garantes de la sécurité alimentaire de leur famille, ce sont les premières touchées par la famine.
La «nouvelle domesticité»
Dans les pays du Nord, si l’avènement de la société de consommation a allégé le temps de travail domestique de nombreuses femmes grâce aux supermarchés, à l’électroménager ou aux plats préparés, les hommes ne se sont pas davantage investis. D’après l’Insee, si les femmes consacrent aux tâches domestiques 22 minutes de moins qu’il y a onze ans, les hommes y passent seulement une minute de plus…
Or on observe, depuis une grosse dizaine d’années –surtout chez les femmes blanches, diplômées, avec un fort pouvoir d’achat– une résurgence de ces arts ménagers, rendus visibles, valorisés et validés (mais toujours pas rémunérés) par les réseaux sociaux.
Pâtisserie, cosmétiques naturels et produits de nettoyage faits maison, récup’… Certaines femmes quittent même leur job pour s’occuper des poules et du potager fraîchement aménagés dans le jardin. L’autrice américaine Emily Matchar a écrit un livre sur le sujet, intitulé Homeward Bound: Why Women Are Embracing the New Domesticity («Retour au foyer: pourquoi les femmes adoptent une nouvelle domesticité»).
Lorsque je l’ai interviewée pour le podcast Plan Culinaire, elle m’a expliqué que ce come-back des yaourts faits maison ou du point de croix a commencé dans les années 1990, avec une volonté presque politique de réappropriation, «une dimension très consciente, du genre “on sait qu’on fait quelque chose de typiquement féminin, mais on le fait de manière très radicale et moderne”».
Les crises économiques, environnementales et sanitaires ont fait prendre à cette «logique progressiste» une dimension plus collective: je fais du bien à ma famille, à l’environnement, donc à l’humanité.
Peut-être que «l’absence de perspectives de tous ordres, la dureté des relations sociales provoquent un repli des femmes sur les domaines qui leur ont toujours été réservés et qui, jugés étouffants il n’y a pas si longtemps, leur apparaissent désormais comme des abris préservés, intimes, rassurants, parés de tous les attraits», comme l’écrit Mona Chollet dans son indispensable essai Beauté Fatale.
Dans une société patriarcale qui valorise la femme dévouée et nourricière, faire son propre pain et acheter des couches lavables «procure un sentiment de fierté et de satisfaction» qu’on ne tire pas nécessairement de son travail, estime Emily Matchar, d’autant plus important qu’on affiche ses efforts sur Instagram ou sur un blog.
Pendant ce temps, les hommes, même s’ils ne sont pas forcément plus épanouis au boulot, ne fabriquent pas leur shampoing solide mais continuent d’être rémunérés (et starifiés) pour leur cuisine anti-gaspi ou leurs pâtisseries en trompe-l’œil.
Charge mentale, charge morale
Les féministes des années 1960 s’étrangleraient devant la revalorisation de ce retour au foyer, elles qui ont dénoncé l’oppression des femmes à travers la division sexuelle du travail et l’exploitation de tâches essentielles, mais non rémunérées, au bon fonctionnement de la société.
Il paraît que prendre soin des autres est une preuve d’amour. On attend des femmes qu’elles soient altruistes, qu’elles se sacrifient pour le bien commun, surtout lorsqu’elles sont mères. Car avec la psychose sur les produits transformés, la diabolisation du gras, du sucre et du sel, ce sont les mamans qui se coltinent principalement la responsabilité de ne pas empoisonner leurs enfants et la pression sociale d’être une «bonne mère» (quoi que ça veuille dire).
Quand je vois mes amies passer quatre heures en cuisine le dimanche pour préparer tous les repas de la semaine parce que c’est plus sain et que ça coûte moins cher, quand elles cousent leurs lingettes démaquillantes lavables parce que c’est meilleur pour l’environnement, je songe aux cours d’économie domestique dispensés aux filles uniquement au siècle dernier. Et je me demande dans quelle mesure il s’agit d’un choix bien réel ou si cela constitue une insupportable régression.
Car outre la charge mentale, avec l’impératif écologique, une pression supplémentaire s’exerce désormais au quotidien sur les épaules des femmes: la charge morale.
Manger local et/ou bio, gaspiller le moins possible, réduire les emballages (donc opter pour du réutilisable, souvent lavable, qui s’ajoute à la corvée de lessive), bannir les produits transformés et les remplacer par du fait maison, avoir une salle de bains écolo dépourvue de perturbateurs endocriniens et autre pétrochimie, remplacer les cotons, les couches, les protections hygiéniques par des équivalents lavables (encore la corvée de lessive)…
D’autant qu’au travail domestique s’ajoute celui de l’apparence, pour éviter de faire chuter son argus sur «le marché de la bonne meuf» comme dirait Virginie Despentes.
Les femmes sont sommées de repulper rajeunir dépolluer détoxifier nourrir hydrater apaiser purifier défatiguer raffermir tonifier revitaliser illuminer lisser oxygéner soigner raviver défroisser exfolier épiler gainer galber masser palper-rouler limer vernir maquiller, mais bombardées d’injonctions contradictoires par la presse féminine.
On suggère aux lectrices d’adopter une routine beauté en 25 étapes (et autant de produits différents), on empile les pages de pub ou les publi-communiqués vantant les mérites d’onguents miracles bourrés de pétrochimie, puis on les enjoint, quelques rubriques plus loin, de garder une salle de bains minimaliste et choisir soigneusement leurs produits pour un impact moindre sur l’environnement. En somme, on culpabilise les femmes de surconsommer et de détruire l’environnement avec leurs aérosols et leurs masques au silicone, tout en les poussant à la surconsommation desdits produits.
Écologie versus féminisme
Mais moins consommer ou consommer mieux demande du temps. Du temps qu’on passait auparavant à prendre soin de soi, à lire, sortir, écrire, militer, à travailler contre rémunération.
Décrypter les étiquettes, faire la chasse aux ingrédients problématiques ou dangereux dans les produits d’hygiène, alimentaires et ménagers, finir par fabriquer de guerre lasse son propre déo et son nettoyant multi-usages, faire ses courses dans trois endroits différents, coudre ou chiner ses vêtements, parcourir le web à la recherche de recettes et astuces de grand-mère, préparer des vacances zéro carbone…
Tout ça représente un surcroît de travail dévolu, encore une fois, aux femmes, des activités chronophages et épuisantes mentalement et physiquement, mais exécutés au nom des générations futures.
Aujourd’hui, les injonctions et les gestes écolos des plus priviégié·es ne font qu’exacerber et renforcer la division sexuelle du travail, tout en concurrençant l’engagement féministe.
En plus de laisser sur le bas-côté les femmes du Sud, il confine à nouveau les femmes dans la sphère privée, en les poussant à diluer une fois de plus leur individualité au nom du collectif et à sacrifier leur idéal féministe au nom d’une cause soi-disant plus grande. Il leur faudrait sauver la planète, la sauver de ceux-là mêmes qui demeurent frappés d’inanité lorsqu’il s’agit de combattre les inégalités femmes-hommes.
Non pas qu’écologie et féminisme soient fondamentalement incompatibles. Mais si l’on continue à laisser aux femmes le fardeau du care tout en persistant à les exclure des institutions politiques et économiques en dépit du bon sens, ce ne sont pas nos exfoliants maison qui amélioreront le sort des paysannes indiennes, ni nos lombricomposteurs qui reconfigureront un système patriarcal et capitaliste destructeur.
Ecrit par : Nora Bouazzouni Journaliste et traductrice
Source: http://www.slate.fr/story/180714/ecologie-feminisme-alienation-charge-morale