Cet article fait suite à :
– 1. « Le Moyen-Orient s’affranchit de l’Occident », 14 mars 2023.
Face aux progrès accomplis par les partisans d’un monde multipolaire, les défenseurs de l’« impérialisme américain » n’ont pas été longs à réagir. Deux opérations seront analysées ici : la transformation du marché commun européen en une structure militaire et la reformation de l’Axe de la Seconde Guerre mondiale. Ce second aspect fait entrer en jeu un nouvel acteur : le Japon.
La mue de l’Union européenne
En 1949, les États-Unis et le Royaume-Uni créent l’Organisation du Traité de l’Atlantique-Nord (Otan). Ils y placent le Canada et les États qu’ils ont libérés en Europe occidentale. Il s’agit pour eux, non pas de se défendre, mais de préparer une attaque de l’Union soviétique. Celle-ci répond en créant le Pacte de Varsovie.
En 1950, lors de la création de la guerre de Corée, les États-Unis envisagent d’étendre le conflit à la République démocratique allemande (dite « Allemagne de l’Est »). Ils doivent pour cela réarmer la République fédérale allemande (dite « Allemagne de l’Ouest ») malgré l’opposition de la France, de la Belgique et du Luxembourg. Ils proposent donc la création d’une Communauté européenne de défense (CED), mais ils échouent face à la résistance des gaullistes et des communistes français.
Parallèlement, ils aident à la reconstruction de l’Europe occidentale avec le plan Marshall. Celui-ci comprend de nombreuses clauses secrètes, dont l’édification d’un marché commun européen. Washington entendait à la fois dominer économiquement l’Europe occidentale et la préserver politiquement de l’influence communiste et de l’« impérialisme soviétique ». Les Communautés économiques européennes —et plus tard l’Union européenne— forment la face civile du jeton US dont la face militaire est l’Otan. La Commission européenne n’est pas une administration des chefs d’État et de gouvernement membres de l’Union, mais l’interface entre eux et l’Alliance atlantique. Les normes européennes en matière non seulement d’armement et de construction, mais d’équipement, de vêtement et de nourriture etc. sont établies par les services de l’Otan, d’abord au Luxembourg, puis en Belgique. Elles sont transmises à la Commission, et aujourd’hui approuvées par le Parlement européen.
En 1989, alors que l’Union soviétique est en train de s’effondrer sur elle-même, le président français, François Mitterrand, et le chancelier allemand, Helmut Köhl, imaginent d’affranchir l’Europe occidentale de la tutelle états-unienne de manière à pouvoir rivaliser avec Washington. Les négociations sur ce traité ont lieu en même temps que la fin de l’occupation quadripartite de l’Allemagne (12 septembre 1990), la réunification des deux Allemagne (3 octobre 1990) et la dissolution du pacte de Varsovie (1er juillet 1991). Washington accepte le Traité de Maastricht pourvu qu’il reconnaisse leur domination militaire. Les Européens de l’Ouest acceptent ce principe.
Cependant, Washington se méfie du couple Mitterrand-Köhl et exige au dernier moment que l’Union européenne intègre tous les anciens membres du Pacte de Varsovie, voire les nouveaux États indépendants, issus de l’ancienne Union soviétique. Ces États ne partagent pas les aspirations des négociateurs de Maastricht. Ils s’en méfient même plutôt. Ils entendent s’affranchir aussi bien de l’influence allemande que de celle de la Russie. Ils s’en remettent pour leur Défense au seul « parapluie américain ».
En 2003, Washington profite de la présidence espagnole de l’UE (le socialiste Felipe González) et du haut représentant pour la Politique étrangère et de Sécurité commune, Javier Solana, pour faire adopter la « Stratégie européenne de sécurité », calquée sur la National Security Strategy du président états-unien George W. Bush. Ce document est remanié en 2016 par la haute représentante Federica Mogherini.
En 2022, lors de la guerre d’Ukraine, les États-Unis, comme lors de la guerre de Corée, pensent à nouveau avoir besoin de réarmer l’Allemagne contre la Russie (successeur de l’Urss). Ils transforment donc l’UE, avec précaution cette fois. Lors de la présidence du Français Emmanuel Macron, ils lui proposent une « Boussole stratégique ». Celle-ci n’est adoptée qu’un mois après l’intervention russe en Ukraine. Les membres de l’Union européenne sont d’autant plus tétanisés qu’ils ne savent toujours pas précisément s’ils sont ensemble pour coopérer ou pour s’intégrer (l’« ambiguïté constructive », selon l’expression d’Henry Kissinger).
En mars 2023, l’actuel haut-représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, Josep Borrell, organise le premier « Forum Robert Schuman sur la Sécurité et la Défense ». De très nombreux ministres de la Défense et des Affaires étrangères des États-membres de l’Union y participent. Outre les États européens non-membres de l’Union, mais pro-US, de nombreux autres y sont représentés à un niveau ministériel comme l’Angola, le Ghana, le Mozambique, le Niger, le Nigeria, le Rwanda, le Sénégal, la Somalie, l’Égypte, le Chili, le Pérou, la Géorgie, l’Indonésie et le Japon. Outre l’Otan, l’ASEAN, le Conseil de coopération du Golfe et l’Union africaine s’y font aussi représenter. Surtout, la Ligue arabe envoie son secrétaire général.
Ce Forum a pour but explicite de défendre le « multilatéralisme et un ordre international fondé sur des règles » ; une manière élégante de dénoncer le projet russo-chinois de « monde multipolaire fondé sur le Droit international ».
À la faveur de l’épidémie de Covid, l’Union européenne s’est déjà investie de pouvoirs en matière de Santé qui n’étaient pas prévus par les Traités. J’ai expliqué au début de cette épidémie que la mesure de confinement des personnes saines n’avait aucun précédent dans l’histoire. Elle a été imaginée à la demande de l’ancien directeur du laboratoire Gilead Science et ancien secrétaire à la Défense, Donald Rumfeld, par le docteur Richard Hatchett, devenu directeur du CEPI (Coalition for Epidemic Preparedness Innovations) et, à ce titre, initiateur de cette mesure partout dans le monde [1]. Selon son rapport classifié de 2005, que nous ne connaissons malheureusement que par les réactions qu’il a suscitées, le confinement des civils sains chez eux devait permettre de déterminer les emplois délocalisables, de fermer en Occident les industries de biens de consommation et de concentrer la force de travail dans l’industrie de Défense. Nous n’en sommes pas encore là, mais l’Union européenne s’étant emparée de pouvoirs de Santé publique non prévus par les Traités, sans soulever d’indignation, interprète désormais les textes pour devenir une puissance militaire.
La semaine dernière, au cours du Forum Schuman, Josep Borrell a présenté son premier rapport sur la mise en œuvre de la « Boussole stratégique ». Il s’agit de coordonner la mise en commun des armées nationales, y compris des services de Renseignement dans un esprit d’intégration et non plus de coopération. Le projet d’Emmanuel Macron enterre désormais celui de Charles De Gaulle et des communistes français. L’« Europe de la Défense » apparait désormais comme un slogan visant à placer non plus seulement les forces opérationnelles des États-membres de l’UE sous l’autorité du Commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR), aujourd’hui le général états-unien Christopher G. Cavoli, mais aussi de prendre le contrôle de toutes les décisions de financement qui relevaient jusqu’ici des Parlement nationaux, et même des décisions d’armement et d’organisation qui relevaient des Exécutifs des États-membres. Ainsi, l’Union est en train d’organiser une armée commune sans savoir qui va la commander.
La reconstitution de l’Axe nazi-nippon
Lorsque nous pensons à la Seconde Guerre mondiale, nous évoquons en Europe les dates de 1939 et 1945. C’est absolument faux. La guerre a débuté en 1931 après l’attaque par des généraux japonais de soldats chinois en Mandchourie. Il s’agissait du premier débordement du pouvoir civil nippon par la faction militariste qui s’amplifia quelques mois plus tard avec l’assassinat du Premier ministre civil par un groupe de militaires. En quelques années, le Japon se transforma en une puissance militariste et expansionniste. Cette guerre ne s’est pas terminée avec la libération de la Mandchourie par l’Armée rouge, en 1945. En effet, les États-Unis utilisèrent deux bombes atomiques pour empêcher la reddition du Japon à l’URSS et s’assurer qu’elle n’aurait lieu que devant ses propres généraux. Ils continuèrent les combats jusqu’en 1946 car de nombreux Japonais refusèrent de se rendre aux États-uniens qui ne s’étaient guère battus jusque-là dans le Pacifique. La Seconde Guerre mondiale a donc duré de 1931 à 1946. Si nous commettons ces erreurs de date, c’est parce qu’elle ne s’est mondialisée qu’avec l’Axe Rome-Berlin-Tokyo (le « Pacte tripartite ») que la Hongrie, la Slovaquie, la Bulgarie et la Roumanie rejoignirent très vite.
Le fondement de l’Axe, ce ne sont pas les intérêts disparates de ses membres, mais leur culte de la Force. Pour le reformer aujourd’hui, il faut unir ceux qui partagent ce même culte.
Lorsque les États-Unis occupèrent le Japon, en 1946, ils pensèrent d’abord à en purger tous les éléments militaristes. Mais lorsque survint la guerre de Corée, ils décidèrent de s’appuyer sur le Japon pour lutter contre le communisme. Ils mirent fin aux procès en cours et réhabilitèrent 55 000 hauts fonctionnaires. Ils mirent en place le plan Dodge, équivalent du Plan Marshall en Europe. Parmi les heureux bénéficiaires de ce changement de politique, Hayato Ikeda devint Premier ministre et restaura l’économie du pays. Avec l’aide de la CIA, il fonda le Parti libéral-démocratique. C’est de son courant, en son sein, que sont issus le Premier ministre Shinzo Abe (2012-20) et son successeur Fumio Kishida (2020 -).
Ce dernier vient d’effectuer une visite surprise en Ukraine. Il est le premier chef de gouvernement asiatique à se rendre dans ce pays depuis le début de la guerre. Il a visité un charnier à Bucha et fait part de ses condoléances aux familles des victimes des « exactions russes ». La plupart des analystes interprètent ce voyage comme une préparation du prochain sommet du G7 au Japon. À moins que cela n’aille beaucoup plus loin.
Dans leur communiqué final, Fumio Kishida et Volodymyr Zelensky soulignent « l’inséparabilité de la sécurité euro-atlantique et indo-pacifique » et « l’importance de la paix et de la stabilité à travers le détroit de Taiwan ». Il s’agit pour eux, non seulement de défendre l’Ukraine face à la Russie, mais aussi le Japon face à la Chine. Ce communiqué pose les bases d’une nouvelle alliance entre les successeurs des nazis que sont les « nationalistes intégraux » ukrainiens [2] et les successeurs du nationalisme Shōwa. L’Ukraine actuelle est le seul État au monde à disposer d’une Constitution explicitement raciste. Adoptée en 1996 et révisée en 2020, elle précise en son article 16 que « Préserver le patrimoine génétique du peuple ukrainien relève de la responsabilité de l’État ». Cet article a été rédigé par la veuve du Premier ministre ukrainien nazi, Iaroslav Stetsko.
Au contraire, la Constitution japonaise renonce à la guerre dans son article 9. Mais Shinzo Abe et Fumio Kishida ont initié un combat pour abroger cette disposition. Elle rend, entre autres, impossible le transfert d’équipements de défense meurtriers, aussi M. Kishima a offert environ 7,1 milliards de dollars d’aide humanitaire et financière à Kyiv. Quant au matériel militaire non létal, il n’a pu annoncer cette semaine que l’envoi d’un stock d’une valeur de 30 millions de dollars.
Cette remilitarisation du Japon est soutenue par Washington qui a déjà changé de camp en soutenant l’Ukraine [3]. L’ambassadeur des États-Unis à Tokyo, Rahm Emmanuel, a tweeté : « Le Premier ministre Kishida effectue une visite historique en Ukraine pour protéger le peuple ukrainien et promouvoir les valeurs universelles inscrites dans la Charte des Nations Unies (…) À environ 900 kilomètres de là, un partenariat différent et plus néfaste prend forme à Moscou », (allusion au sommet Poutine-Xi).
De son côté, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Wang Weibin, a au contraire déclaré à propos du voyage du Premier ministre qu’il « espère que le Japon fera pression pour un apaisement de la situation, et non l’inverse ». De son côté, la Russie a envoyé deux bombardiers stratégiques au-dessus de la mer du Japon pendant environ sept heures.