Le Proche-Orient est un univers instable dans lequel de nombreux groupes s’affrontent pour survivre. Par simplification, nous considérons en Occident que sa population se compose de juifs, de chrétiens et de musulmans, mais la réalité est beaucoup plus complexe. Chaque religion se compose elle même d’une multitude de confessions. Par exemple, en Europe et au Maghreb, nous sommes conscients que les chrétiens se divisent en Église catholique, Église orthodoxes et Églises protestantes, mais au Moyen-Orient, il y a des dizaines et des dizaines d’Églises différentes. Le même constat est vrai au sein des religions juive et musulmane.
Chaque fois qu’une pièce est modifiée sur l’échiquier, l’ensemble des autres groupes doivent se repositionner. C’est pourquoi les alliés d’un jour, seront peut-être les ennemis de demain, tandis que les ennemis d’aujourd’hui étaient nos alliés hier. Au fil des siècles, chacun est devenu à la fois victime et bourreau. Les étrangers qui se rendent au Proche-Orient se reconnaissent a priori dans les personnes ayant la même culture qu’eux, la même confession, cependant ils en ignorent l’histoire et ne sont pas prêts à l’assumer.
Si nous voulons promouvoir la paix, nous ne devons pas écouter uniquement ceux dont nous nous sentons proches. Nous devons admettre que la paix suppose de résoudre non seulement les injustices dont souffrent nos amis, mais aussi celles dont souffrent nos ennemis. Or, ce n’est pas ce que nous faisons spontanément. Ainsi, dans les mois précédents, en France, nous avons entendu exclusivement le point de vue de certains Ukrainiens face aux Russes, de certains Arméniens face aux Azéris et désormais de certains Israéliens face aux Palestiniens.
Enfin, parmi les multiples sources auxquelles nous pouvons nous référer, nous devons distinguer celles qui défendent leurs intérêts matériels immédiats, celles qui défendent leur patrie, et celles qui défendent des principes. Or, les choses sont compliquées par des groupes, non pas religieux, mais théocratiques. Ces derniers ne défendent aucun principe supérieur, mais utilisent un langage religieux pour vaincre.
Ces préliminaires étant posés, venons-en aux faits.
Le Hamas a attaqué Israël, le 7 octobre 2023 à 06 heures du matin, c’est-à-dire à l’occasion du 50° anniversaire de la « Guerre d’octobre 73 », connue en Occident sous le nom israélien de « guerre du Kippour. » À l’époque, l’Égypte et la Syrie avaient attaqué par surprise Israël pour venir en aide aux Palestiniens. Mais Tel-Aviv, informé par Amman et soutenu par Washington, avait écrasé les armées arabes. Anouar el-Sadate avait trahi les siens, tandis que la Syrie avait perdu le Golan.
L’opération actuelle combine à la fois une pluie de roquettes, destinée à saturer le Dôme de fer, et 22 attaques au sol en territoire israélien. Pour la première fois en Palestine, les tirs de roquettes ont été ciblés sur des centres de commandement israéliens de manière à favoriser les actions des commandos. Ces dernières sont officiellement destinées à prendre des otages de manière à pouvoir négocier leur échange avec les 1256 détenus palestiniens en prison de haute sécurité. Les infiltrations ont eu lieu à la fois par voie terrestre, maritime et aérienne (avec des ULM).
La préparation de cette opération, l’acquisition du Renseignement, la formation d’un millier de commandos et le transfert de l’armement ont demandé des mois, sinon des années de travail. Pourtant, aveuglés par notre conviction de supériorité, nous ne l’avons pas vu. Elle a pourtant été conçue par Mohammad Daif, le chef opérationnel du Hamas, qui avait disparu des radars depuis deux ans et est réapparu aux côtés du du porte-parole du Hamas, « Abou-Obaida ».
Parvenant à détecter les roquettes, mais incapable de les détruire toutes, Israël en a endurées au moins 3000 sur les 7000 tirées. Les réseaux sociaux et les chaînes de télévision arabes ont montré que le Hamas avait pris plusieurs chars et au moins le poste frontière à l’Ouest de la Bande. En outre, il a attaqué une rave party au Kibbutz Re’im où il a violé et massacré au moins 280 participants. Partout, il a enlevé un grand nombre d’otages, dont des généraux. Ses commandos ont pénétré dans plusieurs localités israéliennes, tirant à la mitraillette sur les habitants. On dénombre au moins 900 morts et 2600 blessés graves côté israélien, le double côté palestinien.
Il s’agit de la plus importante action palestinienne depuis un demi-siècle.
Ce qui se passe est le fruit de 75 ans d’oppression et de violation du Droit international. Des dizaines de résolutions du Conseil de Sécurité des Nations unies ont été violées par Israël, sans aucune sanction à son égard. Israël est un État hors Droit qui n’a pas hésité à corrompre ou à assassiner la quasi-totalité des dirigeants politiques palestiniens. Il a délibérément empêché le développement économique des Territoires tout en favorisant la création d’un État palestinien distinct qu’il contrôle partiellement.
La frustration et les souffrances accumulées depuis 75 ans se traduisent par des comportements violents et cruels de certains Palestiniens, conscients d’être abandonnés depuis longtemps par la Communauté internationale. Cependant, les temps changent. La majorité des membres des Nations unies, qui a pu constater en Syrie et en Ukraine l’échec militaire des Occidentaux et la victoire de la Russie, ne se contente plus de baisser la tête devant les États-Unis. L’Assemblée générale a réaffirmé, à l’occasion de l’anniversaire de l’auto-proclamation de l’indépendance d’Israël et du massacre et d’expulsion des Palestiniens (la Nakhba), que le Droit international est du côté des Palestiniens, pas des Israéliens. Ce qui n’empêche pas le Hamas de commettre des crimes de guerre.
La situation actuelle est sans issue pour les deux camps. Après trois-quart de siècle de crimes, Israël ne peut plus prétendre à grand-chose. Sa population est désormais divisée. Durant les derniers mois, les « sionistes négationnistes », c’est-à-dire les disciples de l’Ukrainien Vladimir Jabotinsky, favorables au suprémacisme juif, ont pris le pouvoir à Tel-Aviv malgré l’opposition d’une petite majorité de la population et de gigantesques manifestations. Ses jeunes qui aspirent à vivre en paix, refusent de servir dans les armées pour brutaliser des arabes, mais les ont quand même rejointes pour défendre leurs familles qu’ils aiment et leur pays dans lequel ils ne croient pas.
En droit, les Palestiniens ont formé un État, qui a obtenu le statut d’observateur aux Nations unies. À la mort de Yasser Arafat, le chef du Fatah, Mahmoud Abbas, a été élu président. Cependant, à l’issue de la victoire du Hamas aux élections législatives de 2007 et de l’impossibilité de faire accepter aux Occidentaux un gouvernement du Hamas, les Palestiniens se livrèrent une guerre civile. En définitive, la Cisjordanie est gouvernée par le Fatah, le parti laïque créé par Yasser Arafat. Mahmoud Abbas et ses proches sont financés par les États-Unis, l’Union européenne et Israël. Tandis que la Bande de Gaza est aux mains du Hamas, c’est-à-dire de la branche palestinienne de la Confrérie des Frères musulmans. Elle est gouvernée par des individus qui ne conçoivent pas l’islam comme une spiritualité, mais comme une arme de conquête. Ils sont principalement rémunérés par le Royaume-Uni, le Qatar, Israël, la Türkiye, l’Iran et l’Union européenne. Les deux camps se sont opposés à toute nouvelle élection depuis 16 ans. Leurs dirigeants vivent dans un luxe mafieux qui contraste avec les conditions de vie misérables de leur peuple.
Lors de sa création, le Hamas était financé par le Royaume-Uni. Il a été soutenu par les services secrets israéliens pour affaiblir le Fatah de Yasser Arafat. Puis Israël l’a combattu et a assassiné son leader religieux, le cheikh Ahmed Yassine. Puis, à nouveau, Israël a utilisé le Hamas pour éliminer cette fois les dirigeants de la Résistance palestinienne marxiste. Ainsi, des combattants du Hamas encadrés par des agents du Mossad et des jihadistes d’Al-Qaeda ont attaqué le camp palestinien de Yarmouk au début de la guerre contre la Syrie [1]. Mais aujourd’hui, à nouveau, le Hamas combat son allié d’hier, Israël.
Mohammad Daif est connu pour être le fondateur des brigades Izz al-Din al-Qassam. Comme tous les Frères musulmans, c’est un suprémaciste islamique. Il se réfère à Izz al-Din al-Qassam (1882-1935), un opposant au mandat français au Liban et au mandat britannique en Palestine. Il n’a donc pas de rapport avec l’ancien mufti de Jérusalem et allié des nazis, Amin al-Husseini, même s’il en partage l’antisémitisme. En 2010, il écrivait : « Les Brigades Izz ad-Din al-Qassam … sont mieux préparées à continuer sur notre voie exclusive où il n’y a pas d’alternative, et c’est le chemin du djihad et la lutte contre les ennemis de la nation et de l’humanité musulmane… Nous disons à nos ennemis : vous allez sur le chemin de l’extinction (zawal), et la Palestine restera la nôtre, y compris Al Qods (Jérusalem), Al-Aqsa (mosquée), ses villes et villages de la mer (Méditerranée) au fleuve (Jordanie), du nord au sud. Vous n’avez pas droit à ne serait-ce qu’un pouce de celui-ci ». Mohammad Daif n’est pas un militaire, mais un spécialiste des prises d’otages. Son opération est conçue à cette fin, et non pas pour libérer la Palestine.
Alors que la santé du président Mahmoud Abbas s’affaiblit, le Fatah est divisé en trois factions militaires :
• celle de Fathi Abou al-Ardate, le chef de sécurité nationale
• celle de Mohammad Abdel Hamid Issa (alias « Lino »), commandant du Kifah al-Moussallah (la lutte armée). Elle s’inscrit dans la mouvance de Mohamed Dallan, l’ancien chef du Renseignement palestinien qui assassinat Yasser Arafat. Elle est aujourd’hui soutenue par les Émirats arabes unis.
• celle de Mounir Maqdah, ancien chef militaire du Fatah, qui s’est rapproché du Hamas, du Qatar, de la Türkiye et de l’Iran.
Le mois dernier, des affrontements ont opposé ces trois factions à celles des islamistes du Hamas, ainsi que de Jund el-Cham et de al-Chabab al-Moslem, deux groupes jihadistes qui ont combattus aux côtés de l’Otan et d’Israël contre la République arabe syrienne. De violents combats ont eu lieu au camp d’Aïn el-Héloué (Sidon, Sud Liban). Sur le moment, je les avais interprétés au regard de ceux de Nahr el-Bared (Nord Liban), en 2007 [2], avant de réaliser qu’ils étaient liés à l’agonie de Mahmoud Abbas [3].
Depuis 75 ans, Tel-Aviv a fait tout ce qui était en son pouvoir pour refuser l’égalité entre tous, qu’ils soient juifs ou arabes. Au contraire, depuis l’Appel de Genève, il promeut « la solution à deux États », c’est-à-dire le plan colonial de la dernière chance de Lord William Peel que les Britanniques ne parvinrent pas à imposer, ni sur le terrain, en 1937, ni aux Nations unies, en 1948, mais qui fait pourtant consensus aujourd’hui. Désormais, seuls les marxistes du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) prêchent dans le désert en proposant de créer un État unique dans lequel chaque homme disposerait d’une voix égale [4].
Face à ce qu’il considère comme une invasion palestinienne, mais qui n’est d’un point de vue palestinien, qu’un retour à la maison, le Premier ministre Benjamin Netanyahu a promis la victoire. Mais que serait-elle ? Tuer tous les combattants du Hamas ne résoudra pas 75 ans d’injustice. Leurs enfants reprendront leur flambeau comme eux-mêmes ont repris celui de leurs parents.
Pour réaliser son objectif, Benjamin Netanyahu doit d’abord rassembler les Israéliens qu’il a divisés. Prenant exemple sur Golda Meir durant la « guerre des Six jours », il doit faire entrer son opposition au gouvernement. Aussi a-t-il rencontré Yaïr Lapid et le général Benny Gantz. Cependant le premier a posé comme condition que les suprémacistes juifs, Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, quittent le gouvernement, c’est-à-dire que le Premier ministre abandonne son projet politique et celui de ses sponsors actuels [5], les strausiens de l’administration Biden [6]
Les dirigeants du Hamas ont appelé les réfugiés palestiniens à l’étranger, tous les arabes et tous les musulmans à s’unir à leur combat. Les réfugiés palestiniens, cela veut dire d’abord la majorité de la population jordanienne et ceux du Liban. Les arabes, cela veut dire le Hezbollah libanais et la Syrie, deux puissances qui ont renoué avec le Hamas au cours des derniers mois. Les musulmans cela veut dire l’Iran et la Türkiye.
Pour le moment seuls le Jihad islamique, c’est-à-dire l’Iran, et les divers groupes de Résistance de la Cisjordanie se sont joints au Hamas.
Contrairement à ce que prétend le Wall Street Journal, ce n’est pas l’Iran qui pilote le Hamas. C’est oublier l’accord passé entre Hassan El-Banna, le fondateur des Frères musulmans, et Rouhollah Khomeiny, le fondateur de la République islamique d’Iran. Les deux groupes se sont partagés le monde musulman et s’interdisent d’intervenir significativement dans la sphère d’influence de l’autre. Téhéran ne cesse d’affirmer bruyamment son soutien aux Palestiniens, mais son action concrète en Palestine se limite au Jihad islamique.
Les dirigeants politiques du Hamas habitent en Türkiye, sous la protection des services secrets. C’est Ankara qui pilote le Hamas et l’opération « Déluge d’Al-Aqsa ». Inaugurant, le dimanche 8 octobre, une église orthodoxe syriaque, le président Recep Tayyip Erdoğan a déclaré, patelin : « L’établissement de la tranquillité, d’une paix durable et de la stabilité dans la région à travers la solution de la question palestinienne conformément au droit international est la priorité absolue sur laquelle nous nous concentrons lors de nos entretiens avec nos homologues (…) Malheureusement, les Palestiniens et les Israéliens, ainsi que l’ensemble de la région, paient le prix du retard dans l’administration de la justice (…) Ajouter de l’huile sur le feu ne profitera à personne, y compris aux civils des deux côtés. La Turquie est prête à faire sa part au mieux de ses capacités pour mettre fin aux combats le plus rapidement possible et atténuer la tension accrue due aux récents incidents ».
Le choix par Ankara de déclencher cette nouvelle guerre à peine écrasée la République d’Artsakh, en Azerbaïdjan, et alors qu’ils envoient du matériel militaire en Russie en violation des mesures coercitives unilatérales US, laisse entendre que les diplomates turcs n’ont plus peur de Washington qui avait pourtant tenté d’assassiner le président Erdoğan, en 2016. Dès que cette opération sera terminée, une autre suivra contre les Kurdes, en Syrie et en Iraq.
Si le Hezbollah entre en scène, Israël ne parviendra pas seul à repousser l’attaque. Son existence ne pourra se poursuivre qu’avec le soutien militaire des États-Unis. Or, l’opinion publique US ne soutient plus Israël, tandis que le Pentagone n’a plus le pouvoir de le défendre. Ce qui se passe actuellement est une des conséquences de la guerre en Ukraine. Washington ne parvient pas à fabriquer suffisamment de munitions pour ses alliés ukrainiens. Il a même été contraint de prélever dans ses stocks en Israël. Il y a déjà vidé ses arsenaux.
Dans les premières heures du conflit, le Hezbollah a tiré quelques roquettes sur les fermes de Chebaaa, c’est-à-dire sur territoire disputé entre le Liban et Israël. Il a montré ainsi qu’il soutient la Résistance palestinienne selon la rhétorique de « l’unité des fronts ». Mais il n’est pas entré dans la guerre, car il se méfie du Hamas qu’il a combattu en Syrie. Et dont il ne partage pas l’idéologie frériste.
Tous les dirigeants occidentaux ont assuré qu’ils condamnaient les actions terroristes du Hamas et qu’ils soutenaient Israël. Par le passé, ils n’ont rien fait pour résoudre les injustices en Palestine et ces positions de principe attestent qu’ils ne le feront pas plus maintenant. De leur côté, la Russie et la Chine, refusant de prendre parti pour les Palestiniens ou les Israéliens, ont appelé, non pas à l’application des règles occidentales, mais au respect du Droit international. On se trouve maintenant face à une situation où tous les acteurs ont délibérément saboté à l’avance chaque solution, de sorte qu’il est désormais presque impossible d’éviter que tout cela ne se termine en un bain de sang.